Lettre à mon épluche-légumes

Cher épluche-légumes,
Oui toi, pas les autres. Pas celui, un peu prétentieux, qui décore les épluchures et la chair, bien trop compliqué pour que j’arrive à l’utiliser. Pas l’autre non plus, au manche rembourré et douillet qui accomplit son œuvre à merveille, aussi bien que toi d’ailleurs.
Oui toi au manche en bois, toi qui ressemble tant à celui de ma mère et de sa mère mais tellement différent en même temps. Toi, au manche en bois teinté en orange, arrivé le dernier dans mon tiroir mais que je choisis toujours en premier ou que je vais même sortir du lave-vaisselle si tu t’y trouves déjà. Toi qui ne devra jamais, m’entends-tu, jamais finir avec les épluchures au fond de ma poubelle.

Même si tes semblables ont été choisis avec autant de soin que toi, l’un par mes enfants, l’autre par moi-même aussi, tu es mon préféré. C’est toi qui m’as choisie. Tu m’as fait de l’œil dans cette droguerie ou j’allais chercher quelque chose, je ne sais même plus quoi mais que je n’ai pas trouvé. J’allais partir et discrètement tu m’as appelée. Je me suis retournée pour te regarder et je te l’ai redit. Je n’ai pas besoin de toi, tu existes déjà deux fois chez moi. Si si, as-tu insisté, regarde moi. Qui mieux que moi prendra soin de toi ? Qui mettra la lumière au creux de ta main pour la semer dans la saveur de tes plats ?

Tu as réussi à me retenir au moins 10 mn dans cette droguerie. J’ai pris le prétexte de refaire le tour pur trouver ce que j’étais venu chercher et qui ne s’y trouvait pas. Et j’ai cédé. Je t’aimais aussi, mais je n’osais pas. Il y avait celui que je n’avais pas choisi mais que je me devais d’aimer et celui qui répondait tellement aux exigences du confort moderne. Et puis toi, le méchant couteau, qui avait sur par une touche de coucher de soleil d’été venir illuminer une corvée. Dans ma cuisine et mes recettes tu distilles désormais la joie des retrouvailles, la confiance du nouveau-né, la jouissance des amants enfin réunis, la tranquillité de la grand-mère apaisée dans son dernier sommeil.

Cher épluche-légumes, j’aimerais, si tu l’acceptais, t’appeler mon ami.

Atelier d’écriture Kikka auteure – Ecrire à la lumière de Christian Bobin