La première fois

La première fois que j’ai respiré j’ai espéré que ça m’arriverait à nouveau.

La première fois que j’ai mangé des graines de chia je me suis sentie effervescente comme une bulle de coton.

La première fois que j’ai été en arrêt maladie, c’était à cause de mon corps. Ce salopard m’avait lâché sur une piste de ski. Crac, d’un seul coup. Retour en hélicoptère, hôpital. Pourtant, moi j’allais très bien.

La première fois que j’ai chanté, j’aurais voulu continuer toute ma vie, emplie du gazouillis des notes dans mes veines. Et pourtant, j’oublie chaque jour ma mélodie.

La première fois que j’ai accouché, il a fallu m’éventrer. Au seuil de rencontrer la vie, je n’osais plus avancer.

La première fois que j’ai reçu une gifle de ma mère, j’ai brûlé du feu de l’injustice. Et j’ai arrêté de parler pendant des semaines là où c’était le moment de dire.

La première fois que j’ai osé lui dire non c’est comme si tout d’un coup je m’étais remise à chanter.

La première fois que j’ai raté un train, j’ai décidé que rien ni personne ne m’empêcherait plus d’avancer, ni la SNCF, ni n’importe quel puissant, ni l’argent, ni la fatigue, rien de rien, rien de plus simple que ça, et j’ai pris le train suivant qui s’arrêtait 200 km avant ma ligne d’arrivée et tout en roulant, j’ai cherché, cherché comment je finirais mon voyage, j’ai convoqué toutes les têtes de mule dont on m’avait souvent traitée, j’ai tiré la langue à tous ceux qui conseillaient d’abandonner, j’ai rien dit mais j’avais décidé que je gagnerais, et c’est ce que j’ai fait, même si ça m’a épuisée comme un effort soutenu peut tétaniser, mais j’ai gagné, contre le métro en panne, contre les barrières sur le quai, contre le contrôleur obstiné, contre mon compte en banque qui s’épuisait, j’ai gagné pour moi, et j’ai compris que je m’étais enfin débarrassée de cette cape en guenille de victime qui cherchait à m’étouffer depuis tant d’années, de ce manteau en vilaine laine surannée qui me donne la nausée, de son chant des persécutés, envoutant jusqu’à l’écœurement, je lui ai coupé le sifflet, l’habit est détricoté, le vent en a dispersé les fils bouffés par les mites affamées, insectes stupides, lourds de trop bouffer, écrasés par la moindre tape même la plus malhabile, mites, punaises, tiques et autres sangsues qui sucent notre jus, vous pouvez courir derrière moi, mon sang est empoisonné de joie, vous ne m’aurez pas, me tarauder vous tuera, mon énergie atomique sera votre chaise électrique, approchez, approchez, que je vous entende griller, que ma chanson soit rythmée de vos crécelles calcinées, rien ni personne ne m’empêchera d’avancer.

La première fois que j’ai participé à un atelier d’écriture, il m’a pris en traitre. J’ai pleuré et juré que plus jamais écrire ne me ferait pleurer. J’ai repris tant et tant de fois mon stylo depuis, et j’ai tant et tant ri. Et j’ai tant et tant pleuré.

Proposition de Kikka – La première fois que. Laisser venir une phrase sans réfléchir. Puis sur l’un d’entre eux prolonger l’écriture en monologue intérieur.

« Les mots les plus désespérés éloignent le malheur » (Camille Laurens – Trilogie des mots)